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Voici l'intro de la préquelle que j'ai imaginée pour Gemminy. Il est nécessaire de lire Gemminy avant d'entamer ce texte, mais cette seule intro reste lisible et donne une idée de l'ambiance un peu plus sombre de cette histoire. Cet extrait comporte beaucoup de mots en langage lunaire, mais rassurez-vous, le reste de l'histoire ne sera pas conté de cette façon.

Malheur fut le premier à s'éveiller, dans l'espace froid et humide où il se souvenait s'être endormi. Il souleva sa main et la porta à son front ; son bras était si léger. Sa peau lui donna l'impression d'être de papier. Mais il vivait, du moins il le croyait. Il ouvrit la bouche et passa sa langue sur ses lèvres parcheminées. Depuis combien de temps n'avait-il goûté la fraîcheur de l'eau ? Le son d'une goutte solitaire assaillit ses oreilles sensibles. Le bruit le fit se lever, difficilement. Il lui fallait trouver cette source...

 

Il tomba à genoux et immédiatement, des visions attaquèrent son cerveau : il se souvenait des cris de détresse, des pans de rochers écrasant les siens... Le son des alarmes continues qui résonnaient dans les couloirs souterrains de la cité. Et la foule fuyant vers toutes les issues possibles, celles qui ne se trouvaient pas encore obstruées par les éboulis... Et aussi...

 

Où était Deuil ? Où était son frère ? Il l'appela avec la voix de son esprit, comme seuls ceux de sa race savaient le faire. Il ne pouvait pas chercher un quelconque réconfort tant qu'il ne l'aurait pas retrouvé. Et s'il était... non, il ne voulait pas l'envisager.

 

Son grand corps chancela un moment avant de trouver son équilibre. La station verticale lui était pénible. Il s'adossa au mur de pierre, et ses yeux écarlates fixèrent un moment la muraille opposée, sur laquelle rougeoyait une gemme géante de la couleur du sang. Il laissa un instant ses sens revenir à leur acuité habituelle, mais cela prit bien plus de temps que s'il s'était seulement éveillé d'un court sommeil. Il regarda ses mains maigres et pâles, toucha son corps : il en sentait les côtes... Mais se désaltérer était sa priorité.

 

Non, Deuil était sa priorité. Où était-il ? Il se mit à marcher lentement, dans le noir presque absolu, cherchant à chaque pas la paroi rocheuse. Il essaya encore de se souvenir, mais l'effort le fit retomber. Il se rappelait de choses qu'il ne voulait pas se rappeler. Un frisson le parcourut, et cette réaction en engendra une autre : autour de lui l'air se mit à vibrer, comme si une voix avait résonné tout près de lui. Il n'avait pas perdu son pouvoir, c'était au moins cela. La sensation familière de son élément de prédilection se lovant autour de lui lui fit du bien. Mais rien ne l'aurait davantage rasséréné que la présence de son frère.

 

Quel formidable rêve ils avaient eu... S'installer ici, sur ce monde si jeune, et y aménager des cités afin de l'étudier et d'y inviter les humains si curieux et attendrissants... Tout avait si parfaitement fonctionné : Andrad-Dessous-Terre avait sûrement été l'endroit le plus merveilleux de Zyrconia, après LunaPiair bien entendu. La science des Lunaires, l'inventivité des humains et la bonne entente des deux races réunies engendrant la plus harmonieuse des unions... Il y avait cru lui aussi. Lui qui avait vu des centaines de mondes comme celui-ci naître et mourir, lui dont l'âge surpassait celui de nombre d'étoiles... Que restait-il de ce rêve aujourd'hui ? Que restait-il de la cité souterraine qui hantait jadis les rêves des hommes ? Que restait-il de son espèce ? Des cadavres épars abandonnés à la nuit éternelle ? Il ferma les yeux, sentant un sentiment inconnu l'envahir alors.

 

Cela lui picotait légèrement les yeux, et le bout de ses doigts l'élançait. Il ressentit une furieuse envie de marteler les murs de ses faibles poings. D'où venait cette sensation étrange ? Cette impuissance, cette fatalité qui l'accablaient maintenant ? Avaient-ils jamais étudié, expérimenté ce ressenti auparavant ? Les Lunaires avaient eu un mot pour désigner cela, un mot qu'il portait comme nom. Mais il n'avait jamais entendu dire qu'un Lunaire l'ait ressenti, et cela l'effrayait. Mais en même temps, cela lui faisait du bien car elle lui permettait de lâcher prise, de laisser libre court à ses pensées. Il ressentit de la honte à l'idée de perdre ainsi le contrôle de lui-même. Pourquoi nier ce qui était arrivé ? Son peuple avait subi un irréparable préjudice, et qui sait, peut-être était-il le seul à avoir survécu... Et qui en portait la responsabilité ? Non, ne pense pas à ça, laisse cela derrière toi...

 

Encore une fois, il cria en silence le nom de son frère, et cette fois, une faible réponse lui parvint. Il se mit à courir autant qu'il le put vers la source de cette réponse, une joie soudaine éclipsant son mal-être. La voix mentale était comme un rayon de lumière dans l'obscurité qu'il s'efforçait de ne pas perdre. Il écarta les mains vers le sol et ses doigts rencontrèrent une étoffe. Il s'y agrippa et retourna le corps, agité de soubresauts.

 

Deuil se jeta dans ses bras, tout comme lui effrayé de se souvenir de ce qui s'était passé. Les visions de son frère agressèrent à leur tour son esprit : il voyait des Lunaires écrasés sous des pierres gigantesques, les statues se fendiller et s'écrouler sous le poids d'une partie de la voûte qui s'effondrait... des mains blanches crispées sur une porte qui ne voulait pas s'ouvrir... du sang sur les murs, des gemmes éclatées... Il cria enfin, et le son de son désespoir fit résonner les couloirs vides.

 

Pendant un moment, Malheur et Deuil ne firent rien d'autre que se serrer l'un contre l'autre et se remémorer ces douloureux souvenirs. Deuil restait silencieux à présent, et laissait son frère caresser ses cheveux blancs en bataille. Malheur, en contemplant son frère, se fit une idée assez claire de ce à quoi il devait ressembler lui-même. Il était maigre à faire peur, et ses yeux rouges paraissaient exorbités. Il tremblait sans arrêt et il fallut au moins une heure de cajoleries pour que Deuil se calme.

 

La sensation qu'il avait eue plus tôt revint à la charge. Ce n'était pas de la tristesse, émotion qu'il connaissait, mais un sentiment de totale abandon à des évènements qu'il ne pouvait réparer. Ces évènements atroces qui s'étaient passés sans doute des années plus tôt, qui les avait perpétrés ?

 

Les humains...

 

Il ignorait comment et pourquoi, mais il le savait au fond de lui. Ces êtres si gentils, si curieux, si inoffensifs, avaient provoqué cette catastrophe. A cette pensée, il sentit comme de l'électricité s'agiter à l'extrémité de ses cheveux... Une rafale balaya les deux frères et Malheur sut que cela avait été provoqué par ce sentiment. Il laissa de nouveau la chose l'envahir et l'air se mit réellement à tourbillonner, comme une tornade miniature. L'air était présent partout, même dans un lieu souterrain et oublié où régnait la mort...

 

Il chercha en vain des yeux un cadavre, car les corps des Lunaires s'étaient décomposés depuis longtemps ; mais l'odeur demeurait. Une odeur de renfermé mêlée à l'humidité suintante des pierres, et à celui des gaz qu'exhalaient les morts... Cet air méphitique ne lui faisait plus peur désormais. Quelque chose s'était éveillé en lui, quelque chose de tout à fait inédit chez son peuple. Peut-être cette chose l'avait-elle préservé... pour venger les siens... se venger... se venger des humains...

 

Il secoua la tête à cette pensée totalement étrangère à son coeur de Lunaire. Sa race était naturellement bonne et bienveillante, et cela lui arracha le coeur... un moment seulement. Le souvenir du mal, de la détresse, de l'agonie des siens le galvanisa de nouveau. Il souleva son frère et le regarda dans les yeux ; enfin, il prononça de nouveau les mots de sa langue maternelle :

 

- Elèvé, uon'hana mi'hirast etèstal op lèhc (Deuil, nous devons sortir d'ici).

 

- Amal ? Lok uonaléhc mi'ha etoyil etèvam... (Pourquoi ? Tous nos frères sont morts...)

 

- Akvad. Im ah emokenil emi uon'hana erï-hcaél elopil ? (Justement. Qui les vengera si nous laissons tomber ?)

 

- Ah... emokenil, Arast ? (Les... venger, Malheur ?)

 

- Nek. Erï-hcaél ina a'hto eto-raél. (Oui. Laisse-moi te montrer)

 

Malheur serra très fort la main de Deuil. Il voulait lui communiquer cette sensation de désastre inconnue, cette peur qui prenait au ventre, cette peine contenue qui hurlait dans son crâne et qui voulait en sortir. Deuil se recroquevilla, refusant dans un premier temps, tout comme lui, l'assaut de cette émotion nouvelle. Puis, il se détendit et, tout comme Malheur, il accepta de se délecter de l'impression de puissance qui découlait de tout cela. Ils avaient tout perdu, sauf leur vie. De quoi pouvaient-ils avoir peur désormais ? Malheur sourit amèrement dans le noir.

 

- Ez etoyil emè... ah emada enèb... (Ce sont eux... les humains...)

 

- Mèh hcèy eugoraal... (Ils ont tué...)

 

- Essoraal... (Détruit...)

 

- ... uonaléhc emïa'h... (... nos vies...)

 

- ... uonaléhc mi'ha... (... nos frères...)

 

- ... uonaléhc etomola'h... (... nos rêves...)

 

- ... uonalèhc 'hauor... (... nos esprits...)

 

Leurs voix mélodieuses résonnaient comme une mélopée triste. Et ce chant de désespoir sembla réveiller d'autres êtres. Plus loin dans les entrailles de la terre, un autre chant répondit à l'unisson des deux frères :

 

- Uon'hana mi'hirast ah tossa'al elobssil... (Nous devons les faire souffrir...)

 

- Ah tossa'al emèlahcél... (Les faire payer...)

 

- Ah eugoraal ed'a éb anora'ha... (Les tuer jusqu'au dernier...)

 

Malheur se releva et scruta les ténèbres. Il lui semblait qu'une lueur venait vers eux, très lentement. C'était une lueur réconfortante car il reconnut celle que produisait la rahaserèmo'h. Deuil se posta à son côté, la main crispée sur la sienne, mais pas pour autant effrayé. Ils étaient en attente.

 

Deux silhouettes se découpèrent à l'autre bout du couloir. Deux Lunaires, scintillants. Deux femmes. Deux soeurs. Elles se tenaient aussi par la main. Dans leurs yeux si rouges, Malheur lut la même détermination qu'il savait exister aussi dans les siens ; elles s'étaient éveillées comme lui. Elles étaient belles, mais maigres ; leurs tuniques déchirées laissaient voir les splendides combinaisons de rahaserèmo'h qu'elles portaient, et qui avaient gardé tout leur éclat. Pour faire bonne mesure, Malheur déchira lui-même sa robe et laissa sa luminescence éclipser les ombres. Mais au fond de lui tout était noirceur.

 

Les deux soeurs s'approchèrent et une des deux leur parla :

 

- Uon'hana etoyil op ezaém evar enamz éb ah aruo'héhc... Uon'hana etoka'hél uonaléhc mi'ha... (Nous sommes là depuis longtemps dans le noir... Nous attendions nos frères...)

 

L'autre continua :

 

- Evahs'h's, uon'hana etoyil ekipssam akazé'h... Evahs'h's meta etoyil op (Maintenant, nous sommes assez forts... Maintenant vous êtes là.)

 

Malheur comprit qu'elles avaient été happées par le même état d'esprit que lui. Mais il s'en moquait. Il se moquait de tout à présent. Il sentit leur force et il leur sourit.

 

- Elé etoyil emè'haléhc etoméhc, yléhc etoya'ha ? (Quels sont vos noms, mes soeurs ?)

 

Celle qui lui avait parlé en premier leva sa main vers son visage et une flamme brûlante s'éleva de sa paume ridée par la faim. Son visage émacié esquissa un sourire d'une nature tellement éloignée de celle des doux Lunaires que les deux frères se sentirent intimidés. Mais aussi admiratifs... Ils avaient la sensation d'avoir toujours connu ces deux femmes, d'avoir été destinés à les rencontrer. Et ils se sentirent plus forts qu'ils ne l'avaient jamais été.

 

 - Uon'hana etoyil Anis év Asshka (Nous sommes Haine et Colère.)

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